La valise.
Tous les ans le couple partait en vacances au même endroit, absolument tous les ans !
Jean ne supportait même pas l’idée de changer de destination.
Suzanne en revanche aurait bien voulu aller ailleurs. D’ailleurs tous les ans elle insistait pour qu’ils se renseignent sur une autre destination !
Mais non, Jean mettait toujours fin à la discussion de la même manière...ça l’angoissait beaucoup trop de changer d’endroit.
C’était d’ailleurs le maître mot...l’angoisse, il n’avait que ce mot à la bouche !
Le moindre changement ou contrariété le plongeait en transe !
On ne peut pas dire que Suzanne s’y était habituée, mais elle était obligée de faire avec car quand il ne contrôlait plus son angoisse, il se mettait à crier, à la harceler, à l’accuser d’être responsable du problème qui l’angoissait, bref un enfer.
Donc elle cédait à chaque fois, que ce soit pour ces éternelles vacances ou toutes autres choses comme le menu du dimanche, ou la promenade du samedi...etc.
Depuis quelques temps, Jean avait un nouveau sujet d’angoisse qui le taraudait. C’était sa mémoire. Il avait toujours l’impression d’oublier des choses, et plus il s’angoissait, plus il était distrait...etc.
Suzanne ne pouvait même pas lui être d’un grand secours car s'il égarait ses lunettes, il refusait toute aide de sa femme.
Pourtant Suzanne savait exactement où elles étaient mais si jamais elle le lui disait, il se mettait en colère car il fallait qu’il les retrouve tout seul ! Ça faisait travailler sa mémoire !
D’ailleurs il trouvait que c’était drôlement égoïste de sa part de vouloir l’aider seulement pour avoir la paix, ça ne faisait qu’entretenir son mal. Donc il était normal qu’elle supporte ses “occasionnelles” sautes d’humeur quand il ne retrouvait pas un objet.
Cette année, alors que le couple partait en vacances, il oublia de récupérer sa valise à la descente du train.
Il faut dire que pour Jean, descendre du train était toujours stressant car il avait toujours peur de rater sa gare ! Il fallait toujours qu’il soit le premier devant la porte du wagon car les trains restaient tellement peu de temps à quai ! Et puis tous ces gens qui voulaient descendre...et une fois descendus il y avait une marée humaine qui voulait monter et qui vous empêchait de descendre...d’ailleurs une fois il avait bien faillit rester coincé dans son wagon !
Alors comme tous les ans ils prirent le taxi à la descente du train pour se rendre à l’hôtel habituel où, Dieu merci, la même chambre était disponible, pas comme l’année où...bref, ça avait été terrible...
mais au moment même où ils rentraient dans la chambre, Suzanne se rendit compte de quelque chose d’horrible ! Jean n'avait pas sa valise !
Elle se sentit vaciller non pas à cause de la gêne occasionnée, car en vacances on avait pas besoin de grand chose, d'ailleurs il aurait suffi d’acheter quelques broutilles...
Non le vrai problème était la réaction de son mari quand il allait s’en rendre compte !
Elle se demanda quand lui annoncer. Si elle lui disait tout de suite, ce serait affreux car il était déjà énervé par le voyage...
Si elle attendait trop, il lui reprocherait de lui cacher des chose !
Alors s’ensuivirent quelques minutes de flottement où Jean, qui se sentait vaguement coupable d’avoir contraint sa femme à passer ses vacances toujours au même endroit alors qu’elle aurait voulu aller ailleurs, faisait des efforts pour être gentil.
Il lui confiait qu’il se sentait moins angoissé que d’habitude, que son état était peut-être entrain de s’améliorer, qu’avec ses vieux jours il serait plus calme ! Et que peut-être il pourrait choisir un nouvel hôtel un de ces jours !
Suzanne n’entendait qu’un brouhaha d’où quelques mots clés émergeaient (angoisse, calme, vieux jours), bref le bruit de ses propres pensées anxieuses couvrait la voix de son mari.
Elle se surprit même à éprouver de la sympathie pour son mari en ressentant ce puissant sentiment d’angoisse à l’idée de la scène qui allait exploser sitôt qu’il se rendrait compte de l’oubli. Elle se disait que l’angoisse pouvait être une véritable souffrance !
Elle imaginait Jean se débattant pendant des années dans ce tunnel sans fin !
Elle comprenait mieux le supplice de son mari alors qu’elle même était incapable de se concentrer ce qu'il disait à cause de sa propre angoisse.
Et c’est au milieu de cette réflexion qu’elle perçut un changement...
la pièce était soudainement devenue silencieuse, trop silencieuse, son mari s’était tu.
Et il ne pouvait y avoir qu'une seule raison à ça !
Elle tourna les yeux vers lui, il était planté au milieu de la chambre et regardait fixement la valise de sa femme. Son bras droit était tendu vers l’avant sa main légèrement ouverte comme si elle tenait quelque chose.
En fait tout son corps avait l’attitude de quelqu’un entrain de déposer quelque chose. Il faisait ce qu’il avait fait des dizaines de fois dans cet hôtel. Il était entrain de déposer sa valise précisément à côté de celle de sa femme. Sauf qu’aujourd’hui il n’avait pas de valise à la main.
Ça lui parut tellement énorme qu’il en oublia sa stratégie habituelle de résoudre le problème lui-même afin de lutter contre ses défaillances de mémoire, et d’une voix étrangement calme il demanda :
“Chérie...ma valise ?”
Elle bredouilla : “j’voulais pas te le dire car tu essaies toujours de résoud...”
Il la coupa : “ma valise ? où est ma valise ?”
Ils étaient tous les deux face à face, tremblant de tous leur membres.
Il n’y avait rien à faire il fallait qu’elle le lui dise...
“...oublié dans le train”
Il lui répondit calmement en détachant ses mots: “dans le train !”
Suzanne en voyant son mari étrangement calme se dit qu’après tout, ça n’allait pas être si grave ! Et elle se lança dans une grande tirade comme quoi ils pourraient acheter un teeshirt, un maillot ! Qu’ils partageraient la brosse à dent pour faire des économies, qu’au bout de 30 ans de vie commune on peut se permettre ce genre de chose et...
“Ma valise dans le train ?"
Cette simple petite phrase se répandait dans son corps par vagues, un peu comme la fois où le docteur lui avait fait une piqûre de tranquillisant...sauf qu’au lieu de sentir une douce quiétude l’envahir, c’était un pur flot d’angoisse qui prenait le contrôle de son esprit !
Alors il explosa, il accusa sa femme d’avoir prémédité ce coup pour lui faire perdre la tête ! Tout ça parce qu’elle voulait partir ailleurs en vacances. Voilà ce qu’il était pour elle, un boulet ! En fait, tout ce qu'elle voulait, c'était aller passer ses vacances dans un de ces endroits vulgaires qu'elle lui montrait dans ses magazines !
Et ce n'était pas la peine de venir le voir dans l'asile où il finirait sa vie entre un violent psychopathe et une infirmière alcoolique ! Parce qu’il saurait bien que la véritable raison de sa visite serait de se déculpabiliser avant de faire Dieu sait quoi pendant ses vacances !
Elle lui faisait ce coup-là à un an de la retraite, juste au moment où il allait enfin pouvoir profiter de la vie !
Jamais Suzanne ne s’était trouvée autant insultée lors des crise de son mari, alors elle l’interrompit au milieu de sa phrase même si elle savait que c’était la dernière des choses à faire, car d’habitude ça le faisait redoubler de colère !
“Mais enfin c’est pas de ma faute si TU as oublié TA valise dans le train”
Suzanne le savait, c’était brutal !
Jean s’arrêta court ! Les mots de sa femme jetèrent dans son cerveau échauffé l’équivalent d’un jerricane d’essence ! Oui, bien sur c’était lui qui l’avait oublié ! Mais alors les choses étaient beaucoup plus graves qu’il le pensait ! Il perdait vraiment la tête ! Il perdait complètement la mémoire...
Alors son état changea du tout au tout...il s’effondra en lui-même, se tourna vers sa femme et lui déclara !
"Ça y est ! C'est la maladie d'Alzheimer !"
Suzanne complètement retournée, écoeurée dévastée d’avoir été soupçonnée par son mari de vouloir se débarrasser de lui, voulu se venger...
Et elle répondit : “Oui”
S’ensuivit un grand silence...Jean se débattait contre ce qui lui semblait une évidence maintenant. Non, ce n’était pas possible, une fin atroce l’attendait ! Juste à l’orée de sa retraite ! Non ! Pourtant il venait d’aller voir le docteur quelques jours auparavant pour faire un examen détaillé pour être sûr qu’il pouvait partir en vacances !
Son médecin, qu’il consultait très très très régulièrement l’avait longuement rassuré ! Il était en parfaite santé, oui il fallait absolument qu’il parte...etc.
Alors il s’adressa à Suzanne avec une pointe de supplication dans la voix et lui dit : “Mais enfin Suzanne, je viens d’aller voir le docteur, il n’a rien vu du tout ! Si j'avais la maladie d'Alzheimer il me l'aurait dit ! Qui donc a pu te faire part d’un tel diagnostique, qui ? Dis-moi !”
Et il se tut, retenant sa respiration, se préparant mentalement à accuser le coup.
Suzanne le regarda longuement et lui répondit simplement : “toi”.
C'est touchant. Pour avoir connu ce genre de situation autour de moi, ça me parle.
RépondreSupprimerJe ne comprends pas cette phrase : "Elle comprenait mieux le supplice de son mari alors qu’elle même était incapable de se concentrer ce qu'il disait à cause de sa propre angoisse." Il ne manque pas un mot ?
RépondreSupprimerSinon j'ai lu ça avec en tête des dessins de Sempé :) ça marche !
Tout à fait, il manque un mot "sur". Merci d'avoir lu attentivement.
SupprimerAvec des dessins de Sempé, tout marche ;)